- VILLE - Psychosociologie
- VILLE - PsychosociologieÀ l’importance des problèmes urbains dans les sociétés contemporaines correspond un développement considérable des recherches sur la ville dans les sciences sociales.De façon privilégiée, la psychologie sociale, dont l’objet, précisément, est d’étudier l’individu dans ses rapports avec les autres et avec les cadres collectifs, s’est posé la question de savoir dans quelle mesure les caractéristiques du cadre urbain d’existence influent sur la personnalité des individus, sur leurs attitudes et comportements, sur leurs aptitudes intellectuelles et leur affectivité. Or, une remarque s’impose, qui tend peut-être à limiter la portée actuelle des recherches: celles-ci naissent et se multiplient au moment même où les sociétés développées vivent une «crise des villes». Le processus mondial d’urbanisation, qui est l’un des traits majeurs des décennies écoulées, a transformé profondément le paysage des villes et l’image que l’on s’en faisait, a remis en question l’opposition traditionnelle des villes et des campagnes grâce à laquelle les générations antérieures saisissaient ce qui paraissait spécifique de l’existence urbaine. Dans les sociétés industrielles, l’essaimage des villes sur des territoires de plus en plus vastes (conurbations) et la généralisation des modes de vie urbains ont rendu synonymes les deux expressions de «civilisation industrielle» et de «civilisation urbaine».Rapports entre l’homme et la villeAu cœur de ce processus d’urbanisation que nos sociétés subissent plutôt qu’elles ne le contrôlent, il devient de plus en plus difficile de caractériser l’urbain par rapport à ce qui ne le serait pas. On conçoit alors qu’il soit malaisé d’isoler des «variables» spécifiquement urbaines qui rendraient compte des conduites individuelles.Le danger est alors de se référer, implicitement, à des modèles de la «ville» ou insuffisants ou anachroniques, et de reproduire, dans un langage et avec des techniques apparemment scientifiques, cette psychosociologie spontanée de la ville dont les origines semblent bien coïncider avec celles de notre civilisation.Des termes d’usage quotidien tels que «politesse», «urbanité», «civilité», à travers lesquels se profile un idéal «civilisé» d’existence, manifestent, traditionnellement, une relation positive établie entre la ville (polis , urbs , civitas ), le développement de la civilisation et l’affinement de la personnalité individuelle. Le langage quotidien véhicule ici l’héritage gréco-romain: à la politesse du citadin on oppose la rusticité du rural et la sauvagerie du «barbare».Mais à ce modèle classique des rapports de l’homme et de la ville se surimpose un modèle négatif qui contredit le premier, sans pour autant l’éliminer. Il se constitue dès l’époque préindustrielle du développement des systèmes urbains et se fortifie jusqu’à nos jours. Il exprime une expérience négative du milieu rubain, celle des relations anonymes, de la solitude dans la masse, de l’agressivité et de la criminalité croissantes. La ville est facilement accusée des maux dont souffre la civilisation contemporaine: on lui oppose l’image idyllique de la rusticité rurale alors réhabilitée.C’est bien ce modèle spontané que reprennent des auteurs comme G. Simmel et O. Spengler, héritiers du romantisme allemand: la «civilisation urbaine» est caractérisée par une crise de la personnalité individuelle résultant d’un excès des stimulations auxquelles sont soumis les individus; ceux-ci se protègent en limitant leur engagement dans leurs différents rôles sociaux; pour Spengler, la crise atteint à une dimension apocalyptique et entraîne le déclin de la civilisation tout entière.Ces thèses de l’école allemande, très proches de ce que nous appelions une psychosociologie spontanée de la ville, et fort «idéologiques», ouvrent cependant la voie aux recherches positives sur les relations entre le milieu urbain et les comportements individuels. L’école de Chicago (notamment avec R. E. Park) cherchera en particulier à déterminer les relations causales pouvant exister entre les comportements individuels d’une part, et, d’autre part, la taille et la densité des villes et l’hétérogénéité du milieu social urbain. Les tenants de cette école, L. Wirth surtout, aboutirent à la mise en évidence d’un véritable «type idéal» de la personnalité urbaine , défini par l’individualisme, l’agressivité, l’absence de participation à la vie sociale, le renforcement de l’aspect concurrentiel des rapports entre individus.Par la suite, une critique radicale de ces thèses a été entreprise (notamment par M. Castells, 1972). Elle souligne le fait que les modifications de la personnalité observées en milieu urbain sont moins liées aux caractéristiques propres des villes qu’à l’évolution de l’ensemble de la société. Au niveau des recherches, il y a confusion entre un cadre d’action, la ville, ou, pour le chercheur, le champ urbain d’observation, et l’origine même des comportements observés, qui serait à rechercher dans un certain état de développement de la société.Une expérience aussi connue que celle d’Otto Klineberg (1930), qui fut entreprise dans trois pays d’Europe en vue de mesurer les différences de niveau intellectuel des enfants et qui montre une nette supériorité des enfants des villes, peut être contestée de la même façon. Ces différences de niveau intellectuel sont-elles liées à un type écologique d’habitat (la ville) ou bien plutôt à un niveau socio-économique?En réalité, on se heurte ici au problème même de la définition de la ville. Comment constituer la ville en tant que variable explicative des conduites si le contenu de cette variable ne peut être scientifiquement cerné? D’où les flottements de sens qui rendent la recherche malaisée.Difficultés de définition de la villeIl faut bien constater que la plupart des recherches reposent sur les définitions partielles ou inadéquates du phénomène urbain. Ou bien la ville est définie par opposition à la campagne et le mode de vie rural par opposition au mode de vie urbain; ou bien la ville est définie par des critères écologiques: sa taille et une certaine densité de ses habitants; ou bien encore la ville est assimilée à un «groupe naturel» et on parlera parfois, pour la caractériser, de «communauté».Le premier sens avait été dénoncé parce qu’il confondait ville et totalité sociale. En ce qui concerne la seconde définition, on constate qu’elle présente, au niveau des recherches, une ambiguïté certaine. Il est inutile d’insister sur le caractère relatif, historiquement et géographiquement, des critères de taille et de densité. Il est plus intéressant d’étudier, d’un point de vue psychosociologique, les recherches qui ont pu être menées à partir de ces notions.La psychosociologie américaine a constaté une corrélation entre la taille des villes et un certain nombre de phénomènes, comme le taux de criminalité. Mais rapidement s’est posée la question de savoir à travers quelle médiation fonctionnait la notion de taille. Entre la dimension de l’agglomération urbaine et la criminalité, le phénomène déterminant est la variation du contrôle social qui permet le regroupement des individus déviants. La dimension de la ville n’est pas directement la cause de la criminalité; elle entraîne, dans un système social donné, un affaiblissement du contrôle social favorable à un accroissement de la criminalité.Prenons un autre exemple illustré par de nombreux travaux, en particulier ceux de la Direction générale de la recherche scientifique et technique (D.G.R.S.T.) à Paris: celui des effets sur les comportements sociaux de la distance spatiale en milieu urbain. La notion de distance à l’intérieur de la ville a été retenue comme variable explicative de phénomènes aussi divers que la fréquence des mariages ou la fréquentation des équipements urbains.En ce qui concerne la fréquence des mariages, si l’on constate qu’à l’intérieur d’une ville on se marie plus fréquemment avec des personnes qui sont spatialement proches qu’avec celles qui habitent plus loin, cette relation de proximité n’est pas simple: est-ce objectivement l’influence de la distance qui joue, ou bien le fait qu’il existe une ségrégation sociale des espaces urbains qui «rapproche» les individus appartenant à un milieu social identique et augmente les chances de leur rencontre matrimoniale?S’il s’agit maintenant de mesurer l’influence de la distance sur la fréquentation des équipements urbains, la difficulté naît de la diversité des facteurs d’appréciation de la distance. Ce qui est ressenti par les individus, c’est non seulement la distance en un sens strictement spatial, mais encore, et surtout, la liaison entre l’espace et le temps qui varie d’ailleurs historiquement en fonction des moyens de communication, ou, même, en fonction de normes différentes selon les habitudes. Ainsi, en ce qui concerne la relation habitat-travail, l’appréciation des distances diffère s’il s’agit de la région parisienne ou des villes moyennes (cf. l’étude publiée en 1971, pour la région Provence-Côte d’Azur, par le ministère de l’Équipement et du Logement).D’autre part, on sait que deux distances physiquement identiques peuvent être perçues de manière différente suivant la valorisation ou la dévalorisation du but, ou encore suivant les caractéristiques du trajet. La distinction qui, à l’analyse, s’impose entre espace physique et espace subjectif (vécu) éloigne le chercheur de l’apparente simplicité de la notion de taille et pose le problème extrêmement complexe du statut de l’espace urbain en tant que variable explicative des comportements (G. Dupuy, F. Elayed, B. Matalon).Si définir la ville par ses caractéristiques écologiques ne se révèle guère opératoire pour la recherche, la définir comme un groupe naturel réel , une «communauté» n’est pas davantage satisfaisant. Et, pourtant, la tentation est grande d’assimiler la ville à un groupe. Les tentatives qui ont été faites, souvent inspirées par une visée politique pour accroître la participation des citoyens à cette pseudo-communauté que serait la ville, se sont heurtées à cette évidence de la fondamentale hétérogénéité du milieu urbain. D’une part, le simple rassemblement spatial d’individus ne saurait à lui seul engendrer un groupe. D’autre part, au regard de ses habitants, des rapports qui les lient ou les opposent, des actions qu’ils développent, la ville est une société localisée dans un espace organisé. Mais, en tant que société, elle ne procède pas de cet espace, encore qu’elle s’y projette. On ne peut faire coïncider l’espace organisé de la ville et cette société locale qu’en acceptant comme facteur déterminant la médiation de la totalité sociale, de ses contradictions internes, de son hétérogénéité radicale. Cette remarque est vraie non seulement pour la ville elle-même prise dans son ensemble, mais encore pour les sous-ensembles qui la composent: le centre, la banlieue, le quartier ou même le grand ensemble. C’est pourquoi toute participation des citoyens à la vie de leur localité ne peut exister que si elle consacre les spécificités, les conflits propres à chaque groupe. Ces spécificités et ces conflits, s’ils s’expriment dans la totalité (l’espace de la ville), ont leur origine et leur signification profonde hors de la localité, dans l’ensemble social. Cette dépendance de la ville, tout à la fois espace et société, au regard de l’instance globale est mise en évidence par les recherches concernant les représentations de la ville par ses habitants.Une place à part doit être faite à l’étude de K. Lynch, L’Image de la cité (Image of the City , 1960). À travers une enquête sur l’expérience que les habitants ont de leur ville, Lynch s’efforce de dégager une forme optimale de la ville, qui est, pour lui, fonction de sa «lisibilité». L’objectif de l’auteur est d’élaborer un modèle opérationnel à l’usage des architectes et des urbanistes. Mais, pour y parvenir, encore faudrait-il démontrer que l’espace urbain est une variable indépendante qui s’impose au citadin et organise ses conduites. La conclusion de la plupart des recherches qui portent sur l’étude des représentations de la ville (R. Ledrut, 1969) met en évidence un processus d’interaction entre un milieu, «la ville», et des individus, les habitants.Le plus souvent, ces recherches ont été orientées en mettant en relation l’image de la ville et un certain nombre de caractéristiques des sujets interviewés: catégorie socio-professionnelle, lieu de résidence, ancienneté de la résidence dans la ville. Or le critère socio-professionnel (critère non local) est déterminant à la fois au niveau des attitudes, des opinions et des images que les citadins ont de leur ville, les autres critères (expression de la localité) jouant en dépendance de celui-ci.Certains travaux (C. Durand et A. Antunès, notamment) ont montré que la constitution et la diffusion des images de la ville variaient non seulement en fonction du critère socio-professionnel, d’origine globale, mais encore en fonction de la situation spécifique d’un groupe dans la localité. Plus ce groupe est proche du pouvoir local, plus il tend à avoir une vue synthétique de la ville, de sa vocation, de ses fonctions; plus les individus considérés sont loin de l’«élite» urbaine ou, selon la terminologie des auteurs, du «groupe leader», plus la vision d’ensemble s’estompe au profit d’une vision ponctuelle.Cette rapide revue, au demeurant fort incomplète, des principales tendances de la recherche psychosociologique sur la ville appelle deux remarques en guise de conclusion.En premier lieu, le bilan des recherches psychosociologiques en matière urbaine ne laisse pas de décevoir en dépit de la multiplicité des enquêtes et de la richesse des observations. Forte d’une définition suffisamment élaborée de la ville, c’est-à-dire d’une théorie du phénomène urbain, la psychologie sociale échoue partiellement à rendre compte de façon satisfaisante du rapport de l’homme et de la ville.En second lieu, on peut dire que cet échec relatif comporte paradoxalement un aspect éminemment positif dans la mesure où, de façon quasi expérimentale, il a montré tout ce que ne pouvait pas être la ville. En ce sens, les études empiriques de la psychologie sociale préparent l’avènement d’une théorie de la ville dont témoigne le renouveau des études urbaines.
Encyclopédie Universelle. 2012.